Eric Boissau
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Pour une poignée de thuns
Publications : Les vagabonds des rêves 3 (Oxalis Editions) Novembre 2001
Moi, Krogär VIII, dernier prince des Nains Thuniques de Sous le Pain de Sucre, m'apprête à livrer céans les secrets des effroyables évènements qui survinrent dans ma vie. Or donc, Toi, mon lecteur, saches que tu as entre les mains les derniers vestiges d'une existence hors du commun. Par cette bouteille à la mer, je te livre le récit des ignobles exactions dont je fus l'innocente victime. Informe le monde de mes malheureuses expériences, prends cette lettre comme preuve et témoignage, afin que jamais, plus jamais, de tels faits ne puissent se reproduire. En toi, en l'appel que je te lance, résident mes espoirs…
Je passerai rapidement sur les détails de ma jeunesse, car je suis limité en parchemins et en encre. Qu'il te suffise de savoir que mon père, le père de mon père, le père du père de mon père et tous leurs prédécesseurs étaient les souverains vénérés du puissant royaume nain du Dessous du Pain de Sucre. Nous étions craints de nos voisins : les stupides gnomes du Champ de maïs, les vils farfadets du Grand Chêne et plus encore par les pernicieux gobelins de la Décharge. Depuis des générations, notre peuple, les Thuns, vivait dans les galeries creusées par nos ancêtres afin d'en extraire une richesse sans nom, devenue notre met préféré, le quartz. Bien sûr, notre opulence faisait des envieux, avides de nous chasser de nos terres. Mais nous avions toujours fait face et repoussé l'envahisseur, quel qu'il fut.Je pris la succession de mon père à la suite de son septième veuvage, comme l'exigeait la tradition. Nos ennemis se tenaient tous tranquilles depuis un bon moment, pansant probablement encore les blessures infligées lors des précédentes défaites. On peut dire qu'en général, tous nos ennemis gardaient un souvenir cuisant des guerres thuniques. J'administrais donc mon royaume en toute quiétude quand apparut la malédiction.
Quelques-uns uns de mes sujets commencèrent à disparaître. Au début, je n'y prêtais guère attention. Les Thuns sont des êtres aventureux par nature et il n'est pas rare que l'un des nôtres saisisse l'opportunité d'une folle équipée au détour du premier chemin venu. En fait, j'ai commencé à réellement m'alarmer quand plus de la moitié de la population du royaume eut disparue. J'organisais des patrouilles de recherche, mais elles aussi s'évaporèrent mystérieusement. D'aucun commencèrent à me taxer d'attentisme. Après avoir éliminé calmement toute velléité de contestation chez mes sujets – je ne manque pas d'arguments frappant, à l'occasion – j'ai réuni mon conseil. Je dois avouer aujourd'hui qu'en mon for intérieur, les arguments de mes opposants de l'époque n'étaient pas totalement dénués de fondements. Quand le conseil fut réuni, la majorité des présents vota pour la déclaration de guerre aux Trolls de la Grosse Souche. Comme à mon habitude, je fis enfermer chaque membre du Conseil en fin de séance, sans écouter les protestations ni tenir aucun compte des avis émis. Cela m'aidait à réfléchir. Or, j'avais besoin d'y voir plus clair.
Quarante-trois personnes disparues et plusieurs semaines plus tard, je décidais d'agir et pris une courageuse décision. Je me sentais plus ou moins responsable, si ce n'est coupable dans cette lamentable affaire. Je ferais donc sceller les portes du royaume et partirais à la recherche de mes sujets éplorés. Je me ferais néanmoins accompagner de mes trois plus vaillants guerriers car, pour preux que je fus, je n'ai jamais été suicidaire. Ainsi fut décidé, ainsi fut fait. La gorge nouée, le cœur serré, mes compagnons et moi-même prîmes la route dès le lendemain. Alors que nous partions, nous entendîmes les ouvriers du royaume, réquisitionnés pour l'occasion, qui achevaient leur ouvrage de maçonnerie pour obturer les portes derrière nous, nous coupant de toute idée de retraite.
Evidemment, nous n'étions pas partis à la légère. Nous chevauchions nos meilleures montures, de redoutables ragondins dressés pour la guerre. De plus, nous avions à notre disposition trois surmulots de bât qui transportaient notre équipement. Nous avions du quartz pour trois mois au moins et des armes pour équiper un régiment, au bas mot, de l'eau de vie de carotte en suffisance pour saouler n'importe quel ogre des marais pendant plusieurs jours. Tout, dans cette escapade, aurait pu s'apparenter à la promenade de santé si ce n'était la persistante impression de foncer, bille en tête, sus à la catastrophe. Mais, je l'ai déjà dit, je suis d'une lignée qui ne saurait reculer en aucune circonstance.
Nous restâmes longtemps sur nos gardes en fouillant la contrée. Nous étions aux confins du royaume et un incident de frontière pouvait arriver à tout instant. D'incident de frontière, point, non plus que de traces de mon peuple. Un soir que nous bivouaquions, la morosité finit par gagner mes troupes. Depuis plusieurs jours, nous retournions chaque pouce de terrain cherchant quelque indice sans jamais rien trouver. C'était à en désespérer. Comme toujours, encas analogue, nous eûmes largement recours à notre boisson nationale. A mesure que la soirée avançait, la tension retombait. Pour tout dire, nous commençâmes même à être gagné par une certaine ivresse. Börghul le servile, mon écuyer, s'éloigna un peu du campement afin de sacrifier aux exigences de la nature. La prudence s'était relâchée à mesure que nous buvions et c'est avec confusion que nous entendîmes ses cris résonner dans le vide de la nuit. Nous nous ressaisîmes prestement. Le temps de nous harnacher promptement et de saisir des brandons dans le feu, nous étions sur place. Nous ne trouvâmes aucune trace de notre compagnon à l'exception d'une petite mare à l'odeur écœurante.
— C'est la malédiction, Majesté ! hurla Grebtøel le Pusillanime, un messager de premier ordre, champion incontesté de course à pied, dos à l'adversaire.
— Cette flaque est tout ce qui reste de notre camarade, Altesse… reprit-il, hystérique. Il nous faut fuir ou nous allons tous y rester !
Sur un geste de ma part, Fn'urt le Sournois abattit son gourdin sur l'occiput du braillard qui s'écroula inconscient.
— Bien ! Laissons cet imbécile ici, il marquera le terrain, dis-je. Toi, Fn'urt, tu contournes ce bosquet par la droite et moi par la gauche. Börghul ou ses agresseurs ne peuvent pas être loin.
— Bien, votre Majesté. Que sa Majesté reste prudente et heu… Bonne chance à son Altesse.
Sur ce, nous partîmes chacun de notre côté, tous les sens aux aguets. Je ne tardais pas à ouïr du bruit du côté où Fn'urt s'était engagé. Afin de lui prêter main forte, je revins donc en cavalant sur mes pas pour m'apercevoir que… le corps de Grebtøel avait disparu à son tour. Interdit, je sentis la terre qui se mit à trembler sous mes pieds, d'abord imperceptiblement, puis de plus en plus fort. J'eus à peine le temps de me jeter dans les fourrés qu'un pied gigantesque se posait au beau milieu de la clairière où je me trouvais.
Terrifié, je tentais d'évaluer la taille phénoménale que pouvait approcher l'humanoïde à qui appartenait le pied monumental qui avait manqué de m'écraser. Cela dépassait, et de très loin, la taille du plus gigantesque monstre auquel mon peuple fut jamais contraint d'affronter. J'étais littéralement paralysé par la terreur. Un faisceau de lumière, surgie de nulle part, semblait accroché à la main du l'incommensurable géant et balayait tous les environs. Je réalisais alors que la créature tenait dans son autre main le corps tout roide de Fn'urt. Bon sang ne saurait mentir, le mien ne fit qu'un tour. Je voulus me ruer dans un assaut désespéré à l'attaque du mollet du titan quand je sentis mon élan brisé par une douleur qui me pétrifia. Je tombais d'un seul bloc à terre, saisi par une rigidité de mort.
Je compris, à cet instant seulement, que toutes les légendes du Pain de Sucre disaient la vérité. Les humains, ces créatures mythiques auxquelles plus personne ne croyait, ces géants des sagas oubliées existaient corps et bien. Et la malédiction de mon peuple, elle aussi existait. Enfant, j'écoutais avec mépris les mauvais récits concernant un obscur mage, honni par mon peuple. Ce renégat, que l'on condamna à l'exil, maudit notre race. D'après ce que disaient les fables, à chaque fois que l'un d'entre nous se trouverait face à un humain – censé être LE prédateur par excellence –, il se pétrifierait avant même d'avoir pu se défendre. Evidemment, je n'avais jamais prêté foi à ces calembredaines pour enfants jusque là… Las ! Tout cela était donc vrai !
— Tiens, qu'est ce tu fais là, toi ? tonna une voix d'outre tombe tombée du ciel.
Evidemment, je ne pus rien répondre. Je luttais de toutes mes forces contre l'engourdissement, mais ne pouvais rien y changer. J'aurais voulu hurler, me battre… peut-être même mourir.
— Dis Donc, Emile ! La récolte est plutôt bonne cette année, tu trouves pas ?
Un rire tonitruant résonna. Je sentis une main titanesque qui me saisit. Je me sentis porté dans les airs, puis fourré dans un sac qui aurait pu contenir cinquante Thuns. Je chutais vers le fond du havresac, plongé dans l'obscurité la plus angoissante de toute ma vie.
— Aïe ! cria le quidam qui amortit ma chute. Tu ne peux pas faire attention, imbécile ?
Je reconnus la voix stridente de Börghul le servile.
— La paix, maraud ! parvins-je à articuler péniblement. Je suis ton souverain.
— Oh, je supplie son Altesse de bien vouloir pardonner l'immonde pourceau que je suis…
— Votre Majesté est-elle en bonne santé ? s'enquit la voix inquiète de Fn'urt, par en dessous.
— Autant que faire se peut. Mais je suis pétrifié par quelque méchant sortilège. Je ne peux pas même bouger le petit doigt. De plus, mon genoux gauche me démange atrocement. L'un de vous pourrait-il me gratter avant que je devienne enragé ?
— Par malheur, Noble Sire, il semble que nous ayons contracté le même sort peu enviable. Aucun d'entre-nous ne peut esquisser le moindre mouvement, fit Grebtøel par-devers moi.
— Comment pouvons nous parler ?demandais-je. J'aurais juré, il y a quelques instants que cela m'était impossible !
— Peut-être la proximité des géants influence-t-elle la puissance du sortilège, suggéra Fn'urt.
— Ces rustauds sont des humains, dis-je. Mais tu as peut-être raison. J'ai souvent entendu parler de ces viles créatures dans ma jeunesse que je ne pensais pas exister réellement. On dit qu'un sortilège les préserve de notre peuple, car en dépit de leur taille, ils nous craignent plus que tout.
— Ne risquent-ils pas d'entendre nos conversations, votre majesté ? s'enquit Börghul, incertain.
— Je doute que nos voix porte assez loin pour que le son porte à leurs oreilles. Et quand bien même, avec le raffut qu'ils font, je ne pense pas que cela soit vraiment d'une quelconque importance.
De fait, le tintamarre produit par les colosses était à la mesure de leur taille. J'en vins à me demander comme Mère Nature pouvait tolérer que la sérénité et la quiétude mélodieuse de la nuit fut troublée à ce point.
Nous fûmes trimballés durant un temps interminable. Nous étions dans l'expectative, spéculant sur l'incertitude de notre devenir. Un temps, on nous lança contre le sol. Il y eut un grand claquement, suivi bientôt d'un ronronnement assourdissant. Nous ne pouvions toujours pas bouger, pas plus que deviser ensemble car le bruit horripilant couvrait totalement le son de nos voix. J'eus l'impression que nous étions en mouvement et me demandais quel type de char pouvait être aussi bruyant. Sûrement une cochonnerie de mécanique comme celles des gnomes, à n'en pas douter. Ceux-là, ils étaient toujours à l'affût de mauvais coups et autres vilenies qu'ils pouvaient infliger aux autres ! Finalement, le vacarme cessa. Il y eut un cliquetis assourdissant et je sentis que l'on soulevait notre sac. Il nous était impossible de déterminer où nous étions, mais ce dont j'étais sûr, c'est qu'aucun des bruits de fond que je percevais ne m'était familier. Je finis par m'endormir, yeux ouverts, perclus de fatigue.
Je repris conscience tandis qu'un humain me saisissait à pleines mains. Je passais bientôt d'un géant à un autre et compris que j'étais l'objet d'une tractation entre eux. J'avais beaucoup de mal saisir l'essentiel de leur étrange salmigondis. Le timbre de leur voix était à la limite de l'audition dans le registre des basses et leur débit de parole d'une lenteur exaspérante. Finalement, j'échouais, rageur mais toujours immobile, sur un immense plancher de bois fixé au mur d'une remise démesurée. C'était un capharnaüm innommable, un antre de folie où s'entassaient une multitude d'objets, aussi hétéroclites qu'inconnus. Quand la porte fut refermée, l'obscurité se fit dans la pièce, à peine entamée par quelques rais de lumière éparse qui filtraient à travers les jointures de planches. Je vis que je pouvais bouger un tant soit peu mes bras et la tête. Mes jambes, elles, restaient de marbre. Je mis beaucoup de temps, mais pus me déplacer légèrement en sautillant. Je scrutais ce nouvel horizon mais ne vis point mes fidèles compagnons. Néanmoins, je crus distinguer au loin des silhouettes de nains, perchés sur d'autres plates-formes. Je pris mon inspiration.
— Ohé ! époumonais-je. Y a-t-il des Thuns par ici ?
Je restais tout ouïe et crus entendre quelques cris poussés dans le fond de la pièce démesurée.
— Je suis Krogär VIII, Prince des Nains Thuniques de Sous le Pain de Sucre ! Je suis venu vous délivrer. Tremblez, ennemis de mon peuple. Mon courroux est sur vous !
— Oh ça va, le nouveau ! Ferme là un peu. Y en a qui voudraient dormir, ici.
Je me retournais aussi vite qu'il me l'était possible et tentais de discerner l'impudent qui s'était exprimé en ces termes, faisant fi de l'étiquette.
— Qui ose ?
— T'es gentil, vieux, mais tu mets un peu la lampe sous le boisseau, pigé ?
Je saisis mon glaive au ralenti, les yeux rivés sur les ténèbres d'où promenait la voix. J'eus la surprise de voir sortir de l'obscurité un curieux homoncule qui se dirigea vers moi en sautillant. Visiblement, il souffrait des mêmes symptômes que moi car ses membres semblaient aussi solidarisés. L'individu avait la mine patibulaire, des plumes plantés dans les cheveux. Il était seulement vêtu d'un pagne et ne portait pas d'arme, mais la seule vue de ses poings massifs aurait calmé les ardeurs du plus brave de mes gardes. En outre, sa silhouette trapue me dominait largement de plusieurs têtes. Je déglutis péniblement.
— T'as compris ce que je t'ai dit, avorton ?
— Vous… Vous ne m'impressionnez pas du tout, vous savez ! parvins-je à articuler.
L'autre éclata d'un rire gras et sardonique.
— Tu as tort, petite chose. Je revêts un grand pouvoir, au cas où tu l'ignorerais. Je suis un totem sacré du Chinuteztachoclàn. Mon rôle est – était, à vrai dire – de focaliser les énergies destructrices utiles à la magie des grands prêtres de Technoclamaya, le dieu des massacres en masse et des fosses communes…
— Si vous êtes si puissant que vous le dites, Démon, que faites-vous là ? Est-ce vous qui vous acharnez sur mon peuple pour le conduire en cet enfer qui évoque davantage une fosse d'aisance que le grill des damnés ?
Surpris que je lui tienne tête, il me pria avec un plus d'aménité de lui conter les faits. Je m'exécutais de mauvaise grâce. Finalement, il répondit à ma question.
— Non, je ne suis pas à la source de ce ramdam, se défendit-il. Malheureusement, les humains existent bel et bien, tu as raison. Je l'ai d'ailleurs appris à mes dépens. L'un d'eux ma arraché à la forêt dans laquelle je vivais, il y a bien des années de ça. Finalement, après des lustres à être trimballé de droite et de gauche, j'ai atterri ici. Ce sont des êtres bizarres, parfois très difficiles à interpréter, tant dans leurs langages, que dans leurs actes. D'après ce que j'ai pu comprendre, nous sommes ici dans la resserre d'une sorte de marchand. En présence des humains, toi comme moi, nous devenons inertes, même si notre esprit reste en éveil. Pour eux, nous ne sommes que des choses. A priori, tous les objets qui nous entourent –et les humains nous incluent dedans– font l'objet de tractations financières. Un jour ou l'autre, nous serons tous vendus à d'autres hommes.
— Mais à quoi peuvent bien leur servir des esclaves incapables d'agir et de se mouvoir ? demandais-je accablé.
— J'en sais rien du tout ! Faut pas chercher la logique. J'ai déjà vu emmener beaucoup de tes semblables, ces derniers temps. Il semblerait que les nains soient au goût du jour.
Nous discutâmes encore un moment. Ujolychtipo – c'était son nom – m'apprit qu'il voyait souvent le même humain, un vieillard aux cheveux poivre sel avec de grosses bacchantes, venir fourrager en ces lieux et extraire quelque objet du bric-à-brac. Il me confia que le géant le manipulait parfois de ses mains calleuses. Il le gratifiait systématiquement du glorieux qualificatif de "Maudit attrape couillon", avant de le reposer à chaque fois sur l'étagère où nous nous trouvions. Il m'expliqua la technique qui permettait, en se concentrant, de comprendre parfaitement le phrasé laborieux des humains. Quand il décida finalement de prendre congé, nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde, bien qu'il m'ait fait perdre tout espoir de pouvoir libérer mon peuple.
— Suis mes conseils à la lettre, conclut-il en se dirigeant vers le coin d'ombre d'où il était sorti. Pense à toi avant tout, car tu ne peux rien pour les autres. Fais toi oublier autant que faire se peut, mets-toi à l'ombre au plus vite ! Sinon, tu ne feras pas long feu. Et surtout, dors beaucoup. Si tu as le malheur d'être emmené, je pense que tu auras besoin de toutes tes forces…
Je décidais de mettre dès cet instant en application ces conseils fort pragmatiques. Je tentais de parfaire ma technique de déplacement par sautillement pour gagner une zone sombre quand une lumière aveuglante me statufia une fois de plus. Dans un épouvantable vacarme, la porte venait de s'ouvrir sur le barbon géant.
A mon plus grand effroi, l'homme se dirigea sans hésitation dans ma direction et me saisit à bras le corps. Avant même que je ne puisse comprendre ce qui m'arrivait, il ne plaquait une sorte de grande affiche collante dans le dos. Puis il m'approcha de son visage. Le cœur soulevé par les effluves de son haleine fétide et m'examina. Il marmotta son bredouillis incompréhensible, me triturant et me détaillant sous toutes les coutures. Je fis un effort de concentration.
— … en granit sont à la mode en ce moment, réussissais-je à saisir. Tu vas me rapporter un joli petit paquet de blé, mon p'tit roi. Hé hé hé !
Du blé ! Ce manant envisageait-il me m'échanger contre quelques misérables poignées de blé ? C'en était trop ! Moi, Krogär VIII, dernier prince des Nains Thuniques de Sous le Pain de Sucre, soldé comme une simple marchandise ? Par ma foi, il ne savait pas à qui il avait affaire, ce lourdaud ! Comme j'eusse voulu être en mesure d'exprimer le fond de ma pensée à ce rustre ! Evidemment, je n'en n'eus pas l'occasion. Il me transporta dans sa main vers l'extérieur.
La lumière m'agressa d'une insupportable façon, mais désormais, mes paupières refusaient de m'obéir. La marche du géant fut un supplice. Le mouvement de balancement de ses mains m'emmenait tantôt devant, tantôt derrière lui, et c'est avec une terreur toujours renouvelée que je voyais à chaque fois le sol défiler, puis se rapprocher loin au-dessous de moi. Nauséeux au dernier degré, je bénis le fait d'arriver dans un nouveau bâtiment. Le colosse me posa sur une planche immense, délimitée à ses extrémités par deux murs abrupts, par un à pic vertigineux et par une surface polie transparente. Je restais là un très long temps. Parfois, d'autres humains passaient, de l'autre côté de la surface plane. Le visage bouffi des plus petites de ces créatures arrivait juste à ma hauteur. Finalement, un de ces humains miniatures finit par me désigner d'un index obscène, tout en tirant la main d'une femelle qui faisait presque le double de sa taille. Le ton geignard du plus petit finit par vaincre la résistance de la grande créature. Finalement, les deux humains entrèrent par une porte monumentale, déclenchant une cascade de sons issus des cloches les plus graves que j'eusse jamais entendues. Je tentais de concentrer mon audition sur les voix d'outre-tombe.
— A combien qu'il est, le gros roi, là ? fit le plus petit des trois humains.
Non seulement, ces êtres étaient d'une grossièreté sans nom, mais de plus, leur syntaxe laissait pour le moins à désirer. J'étais intérieurement cramoisi.
— Louis Edouard, je vous conjure de vous exprimer correctement ! Vous aller réitérer votre demande à monsieur le brocanteur sous une forme appropriée ! fit la grande femelle, comme en écho à mes amères pensées.
— Oui, M'man. Pourriez-vous me dire le prix de la jolie statue, dans votre vitrine, s'il vous plait, Monsieur le brocanteur ?
— Mais bien sûr, mon petit. Par laquelle es-tu intéressé ?
— Par le modèle avec une couronne, s'il vous plait, Monsieur.
— Il fait deux cent quatre-vingts, mon petit…
— C'est un peu cher pour un objet aussi futile, non ? geignit la femme.
Futile ? Futile ! Non mais pour qui me prenaient-ils, tous ces dégénérés ? Je bouillais littéralement , étouffais de rage sans que cela ne changea rien. Je passais de main en main, trimballé comme un ballot de vieilles nippes.
— C'est un exemplaire exceptionnel, rétorqua l'aîné des géants. Je peux vous certifier que je n'en ai jamais vu de copies…
A vrai dire, le contraire m'eut pour le moins étonné.
— Je vous le prends pour deux cent cinquante, déclara finalement la matrone.
Avant d'avoir pu en saisir davantage, j'étais fourré sans autre forme de procès dans un grand sac blanc et lisse, de texture inconnue.
Je sentis que l'on me transportait encore. Les nausées revinrent à la charge, plus terribles que jamais. Comment les humains faisaient-ils pour balancer autant leur bras sans être indisposés à chaque pas ? La pétrification était toujours aussi intense, et dans un sens, j'étais bien aise que ma bouche demeurât fermée. Nous finîmes enfin par arriver en un nouvel endroit qui m'était tout aussi inconnu que le précédent. Tout n'était que bruit et mauvaises odeurs. J'en déduisis que ces deux éléments constituaient la base nécessaire à la constitution de l'habitat humain.
Je devais comprendre bientôt que j'étais devenu la propriété exclusive du petit d'homme. Alors que l'abject rejeton se proposait de me mener en son antre – j'en frémissais d'avance – ce fut la grande femelle qui vint inopinément à ma rescousse.
— Louis Edouard, mon petit, il n'est pas question que vous emmeniez cette… cet objet dans votre chambre. Allez donc le déposer dans le parc…
— Mais M'man…
— Attention, Louis Edouard ! N'abusez pas de ma patience. Je ne cède que trop à vos lubies. Un refus de votre part me forcerait à avertir votre père.
— Oui M'aman. Vous avez raison, M'man. Je vais y aller…
— A la bonne heure ! Hâtez-vous, mon petit. Votre cours de latin avec l'abbé Sée commence dans trois minutes.
Le monstrueux enfançon me porta jusque dans le jardin, une vaste prairie dont je discernais à peine la lisière.
— Je vais t'installer ici, me dit-il. Toi, tu seras Grincheux. Ça te va très bien ,avec ton air méchant. Et pis, on dirait que tu fais la goule en permanence. Grâce à toi, ma collec' est presque complète. J'te laisse en bonne compagnie avec tes copains. Mais ne t'inquiètes pas, je reviens bientôt pour jouer avec toi !
Sur cette promesse, qui ne me rassurait en rien, il partit en courant vers le palais gigantesque qui leur servait de logis. A mesure qu'il s'éloignait, je sentis que mon regard, puis mon corps, perdaient de leur fixité. Je hasardais un coup d'œil sur les côtés et vit plusieurs nains à proximité, aux limites de mon champ de vision.
— Hola, amis ! Y a-t-il des Thuns parmi vous ?
— Pour sûr, mon gars… Qui es-tu toi ? Retournes toi un peu qu'on puisse ta sale trogne de mécréant.
Après moult efforts, je parvins à me retourner d'un bon quart de tour. Quatre nains partageaient le même sort peu enviable que moi. J'en reconnus deux immédiatement comme appartenant à mon clan.
— Par la barbe du vieux sous la colline. A genoux, mes frères ! Voici son altesse Krogär VIII, prince des Thuns de Sous le Pain de Sucre ! cria celui que je savais s'appeler Gradür le fouineux.
D'un même mouvement pathétique, je vis mes féaux sujets se contorsionner en tous sens pour tenter de poser la jambe à terre, tête baissée. Je les laissai gémir quelques instants avant de déclarer, magnanime :
— Je considère que vous avez respecté les usages. Les traditions ne peuvent pas toujours être suivies à la lettre, mais je considère que vous avez fait votre possible. Toi ! dis-je en m'adressant au plus grand des nains que je ne reconnaissais pas. Décris-moi la situation…
Difficilement compréhensible avec un accent rocailleux et une maîtrise de notre langue malaisée, il dressa un tableau exhaustif de la conjoncture. Guntör, puisque tel était son nom, m'apprit que lui-même et son compagnon avaient été enlevés dans une contrée lointaine nommée Baclavianie. Comme nous, il se figeaient à l'approche des humains abhorrés, et comme nous, ils furent capturés avant d'avoir pu fuir. Il me dit, en outre, que les humains nous prenaient pour des ornements de jardin et que toutes les tentatives pour fuir se révélaient vaines. Le petit d'homme affublait tous les nains du jardin de surnoms ridicules tels que "Simplet" ou "Atchoum". Il conclut en disant que nous passerions le restant de notre vie dans ce jardin, ce qui somme toute, pourrait être pire. Si l'on exceptait les chats du voisinages qui se faisaient un devoir de venir uriner sur nos pieds, s'entend.
— C'est là le discours d'un pleutre ! m'exclamais-je. Je n'ai guère l'intention de moisir ici. J'ai un peuple à sauver, moi !
— Hélas ! mon Prince, intervint Fatsim le cabaretier – alias "Prof" –, le deuxième Thun présent. Nous avons déjà pensé à nous échapper. Mais il est difficile de se déplacer sans bouger et la proximité des humains nous rend tout rigides…
J'eus une pensée amusée et émue pour son épouse que tous disaient insatisfaite.
— Je trouverais une solution ! dis-je bravement. S'il le faut, j'invoquerai l'esprit du Nain Blanc et je l'adjurerai de nous venir en aide…
Un murmure d'admiration se peignit sur les faces de mes compagnons quand il m'entendirent parler de la divinité la plus redoutable de notre panthéon. J'allais en rajouter lorsque je me rendis compte que mes lèvres étaient scellées. Je vis alors se rapprocher à grands pas –euphémisme ! – notre nouveau jeune maître. Je frissonnais par anticipation en voyant le petit bonnet de laine rouge qu'il tenait à la main…
La lune s'était levé et inondait le ciel de sa lumière opaline. Je parvins à grand peine à lever mes bras vers le ciel pour invoquer notre dieu.
— Nain Blanc, toi le père de combats, fendoir des ennemis de nos peuples, entends notre appel.
— Heu… Majesté, je voudrais pas me désolidariser, mais si vous pouviez assumer seul…
— La ferme, benêt ! sifflais-je en direction de celui qui avait parlé sans réussir à découvrir de qui il s'agissait. Nain Blanc, toi qui te repais du sang de nos victimes, toi à qui nous sacrifions trois brebis vierges à chaque nouvelle année, nous t'implorons d'aider tes humbles adeptes...
J'attendis un moment, mais rien ne se produisit. Nain Blanc avait toujours été à notre écoute jusque là. Peut-être était-ce parce qu'aucun nain vivant ne l'avait jamais sollicité jusque là, mais toujours est-il qu'il ne nous avait jamais fait faux bond. Je craignis un instant que les liaisons fussent brouillées en raison de toute l'activité humaine environnante et décidais de mettre toute la gomme.
— Ô toi, Nain Blanc, grand pourvoyeur de massacres, aide-nous ! En retour, nous te construirons un temple et t'offrirons le sang de ces deux étrangers. Nous le mêlerons au ciment de la maçonnerie. Nous déposerons leurs crânes sur un autel que nous dresserons au plus profond de nos galeries…
— Eh ! brama Guntör. Nous, d'accord, pas du tout !
Il y eut un petit bruit, – du genre que fait un caillou qui frappe une dalle de marbre – et je ne l'entendis plus râler. J'appréciais l'efficacité de mes hommes et continuais mon invocation. La lune disparut bientôt derrière des nuages noirs qui n'avaient rien de naturel. Je murmurais une parole de remerciement car je sus à cet instant que le Nain Blanc m'avait entendu. Peu m'importait que d'aucuns le prétendent retors et sournois, je savais qu'il allait nous aider, nous envoyer un signe.
Le signe, à ma grande surprise, se concrétisa par l'arrivée de deux humains. Un bruit de chute étouffé attira mon attention et je vis bientôt deux grandes silhouettes se profiler dans le fond de la prairie, au cœur de la nuit.
— Crétin ! J'avais dit pas de bruit, gronda le premier.
— C'est pas ma faute, gémit l'autre. J'ai glissé. Ça peut arriver à tout le monde, hein !
— Bon. Tâche au moins de ne plus te faire remarquer. Il ne s'agit pas de réveiller les habitants du manoir !
Les deux individus se dirigèrent vers nous. Celui qui claudiquait portait un grand sac de toile épaisse. Ils nous fourrèrent sans ménagement dedans et, autant que je pus en juger, repartirent en direction du mur . Je m'interrogeais sur la façon dont le Nain Blanc allait utiliser ces deux créatures pour nous aider, mais les voies de l'au deçà sont souvent impénétrables. Je tentais de garder l'esprit clair tandis qu'on nous bringuebalait quand j'entendis les deux êtres se remettre à parler.
— Et voilà ! fit la voix de celui qui tenait le sac. Encore une victoire du Front International de Libération des Ornements Urbains. Et un voyage de plus pour les remettre dans leur milieu naturel, la forêt. C'était plutôt facile, cette fois !
— Ne parle pas trop vite, abruti. Regarde, les lumières du château viennent de s'allumer !
— Merde, il faut qu'on file fissa !
Je sentis que les deux compères s'étaient mis à courir. Mes compagnons et moi ne fûmes guère épargnés. Nous nous retrouvâmes cul par-dessus chemise et, comble de l'horreur, après nous avoir tractés, ces démons nous firent tomber l'abîme de la muraille. Sans nul doute possible, si nous avions été de chairs, , il n'y aurait pas eu un survivant.
— Ecoute, une sirène ! A la bagnole, vite ! aboya le premier.
— Ton plan était totalement foireux, rétorqua l'autre. Si on s'en sort, tu auras de mes nouvelles.
On nous posa sur une surface molle, il y eut un claquement fracassant, suivi d'un ronronnement tonitruant. Bientôt, je perçus un bruit curieux et continu, mélange des sons de la scie circulaire à dynamo qu'on utilise chez nous et du braiment d'un cafard en chaleur. Détaché de tout, comme dans un rêve, je me demandais, à part moi, s'il s'agissait du chant si réputé des sirènes de Mer. A aucun moment, je n'aurais pu soupçonner que nous étions si près de la mythique étendue d'eau. A mesure que l'étrange sonorité se rapprochait, j'entendais les voix fébriles des humains.
— Accélère, accélère ! Les bleus nous rattrapent…
Là aussi, c'était donc vrai. Je n'avais jamais prêté foi à ceux qui affirmaient que la Mer existait et qu'elle était bleue…
— Il s nous rattrapent ! Freine, bon Dieu… Ne vas pas aggraver notre cas !
Il y eut un crissement d'enfer et d'autres bruits, tous plus insolites les uns que les autres. Je compris que nos ravisseurs étaient en grande discussion avec d'autres humains. Leurs propos étaient lointains et je ne pus en percevoir que quelques bribes : "… arresta… droits… usque… jugem…darmerie…". Finalement, quelqu'un vint récupérer le sac où nous étions enfermés, y jeta un coup d'œil et nous transporta encore une fois en d'autres lieux.
Combien de temps sommes nous restés dans ce misérable sac, je ne saurais le dire. Des mois, des années peut-être… qu'en sais-je ? Toujours est-il que cela nous apparut une éternité. Figés, nous l'étions toujours, incapable de parler, ni de bouger. Je peux dire que l'éternité, dans de telles conditions, a un avant-goût d'enfer. On cogite, on s'énerve, pour finalement désespérer. Mais jamais, au grand jamais, on ne peut renoncer. Combien de fois ais-je pu maudire le Nain Blanc ? Telle nous est apparue, pendant toute cette période, notre véritable malédiction.
On est finalement venu nous chercher. Des créatures géantes, qui arboraient tous une même tenue d'un bleu atroce, nous menèrent ailleurs. Il nous donnèrent à d'autres humains qui allèrent nous déposer, les imbéciles, au cœur d'un gigantesque jardin. Je pus apercevoir des dizaines des nôtres, tous saisis par la fixité, dans des positions aussi variées qu'incongrues. Ils étaient épars au milieu des massif colossaux de plantes, d'arbustes et de fleurs de taille impressionnante. Contrit, je fis mes excuses in petto au Nain Blanc, dont je n'avait pas soupçonné le réel dessein. Car il était évident que ces humains – bienveillants ou trop stupides –, avaient créé cette réserve pour mon peuple et moi-même. Avec une impatience infinie, j'ai attendu le premier soir et la disparition nocturne des géants qui me libèrerait un peu de mon immobilité. Loin d'aller s'amenuisant, ma fureur à l'égard des humains s'était exacerbée. J'ai harangué tous les nains présents, quelles que fussent leurs origines. Je leur ai parlé toute la nuit. et les suivantes…
Nous sommes aujourd'hui, des centaines, des milliers, peut-être. Pour le moment, nous sommes encore incapables de nous mouvoir, mais le jour viendra où la malédiction se tarira, et ce jour-là, nous passerons à l'attaque. Nous vengerons tous les affronts et les crimes perpétrés. Nous massacrerons ces géants ignares et nous nous repaîtrons de leurs viscères.
Ce soir, je confierai une mission à Bubbon, mon compagnon à quatre pattes. C'est un bon rat que j'ai apprivoisé avec une infinie patience. Il se chargera pour moi de jeter dans le Fleuve Noir tout proche le cruchon scellé qui contiendra cette lettre. Le jour de l'affrontement ultime approche, je le sais, je le sens. Nous aurons besoin de toutes nos forces disponibles. La victoire elle est à notre portée.
Toi qui lis ce message, fais en sorte que tous nos frères nous rejoignent en ce sanctuaire béni. Nous y sommes jusqu'à l'accomplissement de notre destinée. Il est facile de nous trouver, car nous sommes à côté de ce que les humains autochtones considèrent comme le nombril du monde, Pah-Ri. Ils nomment ce lieu Bag Athel. Hâte-toi, je boue déjà, en mon âme et mon corps, d'en découdre.
– FIN –