Melanie Fazi

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Une chambre à Tucson

Publications : Les vagabonds des rêves 2  (Oxalis Editions)  Mai 2001

 

Pour Maria


C’est incroyable, tout ce qu’un homme est prêt à accepter pour éviter de foutre en l’air sa nuit de noces.
Tout n’aurait pas si mal tourné si je n’avais pas été d’une humeur massacrante, pour commencer. Mais passer plusieurs heures enfermé dans cette saleté de bus Greyhound sans air conditionné, ce n’est pas franchement ma conception d’un voyage idéal. Et après ça, devoir supporter la foule entassée dans le hall minuscule de l’hôtel, un groupe de Norvégiens avec marmots brailleurs et valises par centaines, qui attendaient leurs clés à la réception. Et bien sûr, il a fallu qu’ils prennent tout leur temps. Exactement ce qu’il me fallait pour achever de pourrir ma journée.
S’il y a une chose qu’on apprend de ce genre d’expédition, c’est que quoi qu’il puisse vous tomber dessus, le pire est toujours à venir. Vous passez des heures à presque souhaiter que le car tombe en panne pour faire taire le moteur asthmatique, et quand vous vous retrouvez cloîtré dans une chambre étouffante à regarder MTV et les feuilletons du soir avec le son en veilleuse, vous en venez à regretter les jacasseries de la vieille assise à côté de vous pendant le trajet.
Et je ne vous parle pas de l’odeur de désinfectant qui tapissait la chambre comme une pellicule gluante, une puanteur synthétique de citron qui me rappelait bizarrement la cantine que je fréquentais étant gosse. La salle de bains avait son odeur propre, lourde et humide, mêlée de vagues relents d’après-rasage bon marché. Le miroir dans lequel j’ai contemplé mon visage d’épave après la douche était encadré de lampes dont trois étaient grillées, trois dents manquantes dans la bouche d’un squelette.
Ce qui est formidable avec les chambres d’hôtel, c’est que même au stade terminal de l’ennui on trouve toujours moyen de s’occuper. En comptant les mouches qui s’agitent au plafond, en étudiant toute la palette des jaunes et des bruns du papier peint. Très franchement, j’ignorais qu’il existait autant de nuances de brun clair avant d’avoir passé une demi-heure à fixer sur le mur la zone délavée par le soleil. Au moins, quand je tournais le dos à la fenêtre, j’évitais de me prendre en pleine figure les rayons qui s’infiltraient à travers les lames du store.
Ça semblait pourtant une idée formidable, ce mariage dans le désert aux environs de Tucson. Mais attendre l’arrivée de Gemma coincé dans cette chambre, assis sur mon lit à admirer les motifs du couvre-lit... On a connu mieux, comme façon de s’éclater. Intéressants, d’ailleurs, ces motifs – des dessins géométriques vaguement indiens qu’on aurait crus tracés par un enfant de cinq ans, et pas très imaginatif avec ça. Les rideaux et l’abat-jour étaient faits du même tissu, mais ils s’étaient décolorés chacun selon son rythme propre. Et je ne vous parle même pas des nuances qu’ils devaient prendre à la nuit tombée... On apprend beaucoup sur les couleurs, dans les chambres d’hôtel de Tucson. Si j’avais été peintre, j’aurais trouvé l’expérience très instructive.
Mais très honnêtement, la peinture n’a jamais été ma tasse de thé.
Gemma et tous les autres arriveraient dans deux jours. Ce qui signifiait encore quarante-huit heures à passer entre ces murs. Il faisait trop chaud pour se risquer à sortir acheter à boire, et de toute façon j’étais trop claqué pour penser à me saouler. Peut-être qu’à la nuit tombée, je m’aventurerais hors de l’hôtel pour acheter de la bière, explorer un peu les environs, parler de la pluie et du beau temps avec les gars du coin. Il restait quelques heures avant le crépuscule et j’avais la sinistre impression qu’il mettrait une éternité à venir.
Ce n’était pas comme ça que j’envisageais mes derniers jours de célibataire. J’aurais dû passer les plus folles nuits de mon existence à descendre bouteille après bouteille, à m’accorder toutes les extravagances auxquelles j’allais devoir renoncer, pas me faire une orgie de talk-shows et de feuilletons débiles dans une chambre qui n’avait de suite nuptiale que le nom. Mais les autres n’arriveraient pas avant deux jours et je me voyais mal enterrer ma vie de garçon en solitaire.
Quand j’ai eu fini de lire le journal, le soleil ne s’était toujours pas décidé à rejoindre l’horizon, alors j’ai entrepris de recompter mon argent. C’est toujours une bonne idée quand on s’ennuie à mort parce qu’on a beau s’y être appliqué, on peut toujours faire semblant d’avoir des doutes sur la somme et tout reprendre à zéro : de quoi s’occuper cinq bonnes minutes.
J’étais assis en tailleur sur le lit quand un quarter m’a filé des doigts pour aller rouler aux abris. Je me suis agenouillé par terre et j’ai soulevé un coin du couvre-lit pour pouvoir glisser un œil. Il ne m’a pas fallu longtemps pour localiser ma pièce, qui n’était d’ailleurs pas seule à se planquer à l’ombre du lit. Un troupeau de moutons de poussière qui devait se reproduire à vitesse grand V abritait plusieurs objets oubliés par le locataire précédent. Ma pièce tenait compagnie à une poignée d’autres (pas possible, ce lit devait exercer un pouvoir sur la monnaie), à une pile de livres de poche et à une petite boîte métallique.
Croyez-moi si vous le voulez, mais ce n’est pas l’argent que j’ai ramené à l’air libre en premier.
Je n’ai accordé qu’un bref coup d’œil aux livres avec leurs pages cornées et leur couverture usée, avant de les mettre de côté. Je n’ai jamais été un grand amateur d’horreur bon marché, surtout quand les illustrations atteignent de tels sommets dans le mauvais goût, mais on ne sait jamais – par une nuit d’insomnie, on se rabattrait sur n’importe quoi.
La boîte avait une couleur d’argent sale et quelques traces d’une couche de peinture effacée depuis longtemps. Le genre de bibelot qu’on peut s’offrir au marché aux puces les jours où on guette le moindre article qui paraisse à la fois cher et exotique, sans être ni l’un ni l’autre. Elle me rappelait ce film d’horreur que j’avais vu à la télé avec Gemma, l’histoire des Cénobites et de ce type au costume de cuir noir et à la figure hérissée de clous. Sauf que la boîte que j’avais en main ne semblait pas du genre à ouvrir les Portes de l’Enfer. Et puis c’est un fait, les boîtes qui ne vous appartiennent pas semblent toujours porter l’inscription “Ouvrez-moi” en grandes lettres rouges.
Je n’avais rien d’autre à faire, de toute façon. Alors j’ai obéi.
Parfois le cerveau semble comprendre plus vite que les yeux. Dès que j’ai aperçu le contenu de la boîte, ces petits sachets de poudre soigneusement fermés, j’ai entendu comme un déclic – enfin il se passait quelque chose. Ce n’est pas donné à tout le monde de trouver ce genre de petit cadeau dans sa suite nuptiale.
Je me suis assuré que la porte était verrouillée, au cas où. Je n’avais aucune envie qu’une femme de ménage entre à l’improviste pour me voir planquer mon butin en catastrophe, écarlate comme un enfant de chœur qu’on surprend la main dans le tronc de la quête. Après, je pourrais toujours tenter d’expliquer que c’était un cadeau de mariage laissé par le locataire précédent. Parfois la sincérité ne vous mène pas très loin. Et ce n’était pas le moment de chercher les ennuis, si près de mon mariage.
Mais je ne pouvais pas me résoudre à ranger sagement la boîte là où je l’avais trouvée. La vue des petits sachets de poudre était un délicieux supplice. Elle stimulait enfin mon cerveau abruti à force de chercher comment occuper la soirée. Elle était là, rien que pour moi, et personne n’en saurait jamais rien.
C’est vrai, j’avais laissé tomber depuis un bail. C’est vrai, j’avais promis à Gemma de rester clean. Mais une ligne de plus ou de moins, quelle différence ? La toute dernière, en secret, avant de devenir le Mari Idéal. Rien qui puisse me faire beaucoup de mal.
En inspectant le contenu du sachet que je venais d’ouvrir, je me doutais bien qu’elle n’était pas pure à cent pour cent, mais pour ce que j’en avais à faire... J’avais sniffé tellement de saloperies dans mon innocente jeunesse et survécu à tout et n’importe quoi que j’en oubliais la méfiance. Tout ce dont je rêvais, c’était qu’on me laisse me défoncer dans une chambre qui ressemblait déjà à un mauvais trip.
Et vous savez ce qu’il y a de pire que de s’ennuyer dans une chambre d’hôtel ? Essayer de se faire planer avec une poudre d’origine douteuse dont le seul effet apparent est de vous rendre malade comme un chien. J’ai réussi à ne pas répandre les restes de mon sandwich à moitié digéré sur le carrelage de la salle de bains avant de l’expédier au fond de la cuvette des toilettes. Comme si j’attendais autre chose d’une journée aussi pourrie.
Je n’étais pas conscient de m’être endormi avant que je ne me réveille en sursaut vers minuit, pour trouver un homme assis sur mon lit. J’étais tellement dans les vapes que je ne me suis même pas demandé comment il avait pu entrer malgré la porte verrouillée – il fallait au moins Spiderman en personne pour atteindre la fenêtre à cette hauteur. Pour ce que j’en savais, il avait pu se planquer dans l’armoire toute la journée. Je ne l’avais pas encore ouverte, faute de trouver le courage de défaire ma valise. On n’allait quand même pas me jouer le coup de l’amant dans le placard avant même l’arrivée de ma    femme ?
Ce qui m’inquiétait, ce n’était pas que l’individu n’ait pas de main droite, mais plutôt que je distingue les motifs du couvre-lit à travers la gauche. Un peu comme l’effet produit quand quelqu’un se lève en pleine projection de diapos et traverse la zone lumineuse pour se retrouver illustré de la tête aux pieds. Les yeux rivés sur le spectre de sa main gauche, je me suis demandé quel genre d’effets secondaires vicieux cette poudre me réservait encore.
L’homme assis sur mon lit était un rouquin grand et maigre aux cheveux gras et aux bras couverts de tatouages à faire pâlir un camionneur, la musculature en moins. Une brindille décorée comme un colosse de foire, ça fait toujours un peu pitié. Son t-shirt noir deux fois trop large pour sa carcasse portait les armes d’un obscur groupe de heavy metal. Son jean usé aux genoux et maculé de traces graisseuses lui donnaient l’air de celui qui vient de réparer sa voiture.
Les ressorts du lit ont protesté à grands cris quand je me suis redressé d’un bond. J’ai ouvert la bouche et tout ce que j’ai trouvé de plus original à dire a été :
– Qu’est-ce que vous faites dans ma chambre ?
– Je te signale qu’elle est à moi autant qu’à toi, a-t-il répondu sans se démonter. Ça fait un bail que je suis coincé ici – depuis que mon frère m’a oublié. On était partis jouer un sale tour au Vieux Briggs et...
– Comment ça, coincé ici ?
– Hé là, pas la peine de monter sur tes grands chevaux. Tu crois que ça me branche, moi, de passer l’éternité dans ce trou à rats ? Je suis coincé là et je suis mort depuis deux mois,  résultat : aucun moyen que je me tire d’ici. Aucun moyen que je le fasse tout seul.
Il a levé sa main valide pour gratter sa tignasse rousse juste au-dessus de l’oreille gauche, dont le lobe s’ornait de trois anneaux d’argent. C’est là que j’ai remarqué qu’il n’avait pas d’oreille droite : tout le côté de sa tête ressemblait à une chaîne de télé brouillée.
– C’est à cause de cette saleté de boîte, là-bas (il a désigné d’un geste la boîte argentée abandonnée sur le tapis). Tant qu’elle reste ici, je suis coincé.
– La boîte qui contient l’héro ?
Pas très fin comme remarque, j’en conviens. Mais il n’était tout de même pas venu me trouver rien que pour réclamer quelques lignes ? Avec le bol que j’avais, la poudre lui appartenait et il n’avait pas apprécié de me voir consommer ses biens. Je me faisais l’effet d’un de ces personnages de pigeons dans les films de mafia où l’on se fait trouer la peau pour avoir trop regardé la poule du patron. Mais un sachet de poudre en moins, quelle importance pour lui maintenant qu’il était mort ?
Et sans prévenir, le voilà qui éclate d’un fou rire à en faire exploser sa cervelle de moineau. Qu’est-ce que j’avais dit de si drôle ? J’ai toujours adoré que des fantômes aux cheveux graisseux se paient ma fiole gratuitement au beau milieu de la nuit.
– De l’héro ? T’es un vrai comique toi, tu sais ? a-t-il articulé entre deux spasmes.
Il a tenté de me fixer droit dans les yeux, a ouvert la bouche pour parler, et en moins de deux c’était reparti. Il aurait ri aux larmes si seulement les fantômes en avaient.
– C’était bien de l’héroïne, ai-je aboyé pour le faire taire (mais je n’en étais plus si certain).
– Ben oui, c’était censé ressembler à de l’héro, a-t-il dit en reprenant ses esprits. Désolé, je ne voulais pas être malpoli, mais ça faisait un bail que je n’avais pas rigolé comme ça. Deux mois que je suis mort, dont six semaines passées dans ce taudis. Vraiment désolé, Nathan – tu permets que je t’appelle Nathan ?
– Déjà, comment vous connaissez mon nom ?
– C’est pas parce que je suis censé hanter cette chambre que je ne peux pas me balader jusqu’à la réception pour jeter un œil au registre. Tu ne devineras jamais comment s’appelle le type du 302... Au fait, moi c’est Jeremy Briggs.
Arrivé à ce stade, j’avais encore l’espoir de me réveiller d’un mauvais rêve chimique dans une chambre vide. Je me suis juré qu’à mon retour chez les vivants, je me dépêcherais de vider le contenu de la boîte dans les toilettes.
– Alors pour la boîte, puisque tu me le demandes... ben oui, c’était censé ressembler à de l’héro, si j’ai bien tout compris. Garvey savait ce qu’il faisait – c’était un malin, mon frère. Je crois qu’il comptait en vendre un peu au Vieux Briggs. Maintenant que j’y pense, ce n’est pas impossible qu’il y ait un peu d’héro véritable là-dedans. Mais alors juste un peu. Pas le genre à gaspiller sa réserve personnelle, Garvey.
– Alors qu’est-ce qu’ils contiennent, ces sachets ?
En une seconde à peine, j’avais dressé la liste de tout ce que je pouvais avoir ingurgité, du lait en poudre à l’insecticide. Mon estomac manifestait son intention de renvoyer le reste de mon dîner au fond des toilettes.
– Essentiellement des cendres et des os. C’est-à-dire mes cendre et mes os. Après, pour le reste, faut pas trop m’en demander. Le vaudou n’a jamais été ma tasse de thé. C’était Garvey, l’expert.
– Et il est où, l’expert ?
– On était partis jouer un sale tour au Vieux Briggs quand on s’est arrêtés ici pour la nuit. Garvey est sorti s’acheter à manger et une voiture l’a renversé. Je l’ai appris quand les gens de l’hôtel ont fait irruption pour vider la chambre et embarquer ses affaires, sauf qu’ils ont oublié de regarder sous le lit. Alors la boîte est restée là et du coup je me retrouve coincé ici. Et le plus marrant, c’est que des deux frangins, j’étais celui qui ne croyait pas à la vie après la mort... Le problème, c’est que toute cette histoire de vaudou, Garvey était le seul à savoir comment ça marchait. Remarque, ça doit être écrit dans les manuels...
Jeremy Briggs a désigné d’un geste distrait la pile de bouquins qui traînait sur la descente de lit. En y regardant de plus près, je voyais bien que ces dessins atroces n’étaient pas censés illustrer des histoires d’horreur (même si je les imaginais bien en couverture d’un pastiche lovecraftien quelconque). Et moi qui avais toujours cru que les grimoires de sorcellerie étaient de gros volumes reliés de peau humaine, style Nécronomicon.
– ... enfin j’imagine qu’avec un peu d’entraînement, ce n’est pas sorcier. Garvey avait commencé à zéro et il ne s’en sortait pas mal du tout. Au fait, au cas où tu te demanderais ce qui est arrivé à ma main...
Il a agité son bras incomplet sous mon nez pour que je puisse le voir de très près. Pas de moignon, pas d’effets gore juteux façon série Z, simplement sa main n’était plus là où elle aurait dû se trouver.
– Et tu dois te demander pourquoi tu ne m’as pas vu en arrivant, hein ? Ben en fait, je ne suis pas vraiment dans cette chambre. Je suis dans ta tête, pour ainsi dire. C’est ça, qui est arrivé à ma main : tu l’as sniffée tout à l’heure.
Le rouquin s’est mis à glousser comme un lycéen qui vient de comprendre la chute d’une blague particulièrement gratinée. Il n’avait pas l’air très vieux, d’ailleurs, vingt-cinq ans à tout casser. Quel genre de tuile avait bien pu lui tomber dessus pour qu’il meure si jeune ? Accident ? Overdose ? (Notez que la deuxième option ne manquait pas de sel).
Je me voyais très bien appeler Gemma le lendemain matin pour lui raconter ma soirée. “Rien de bien folichon, j’ai trouvé des manuels vaudou sous mon lit, j’ai sniffé les cendres d’un macchabée et passé la nuit à bavarder avec son fantôme”. Je ne donnais pas cher de ma crédibilité après ça.
– Et tu veux savoir le plus marrant ? C’est que maintenant que tu l’as fait, tu peux toujours courir pour te débarrasser de moi. A moins d’aller terminer ce que Garvey avait commencé.
Avec un sourire narquois qui découvrait une dentition aussi régulière qu’un cimetière à l’abandon, Jeremy Briggs s’est levé du lit sans faire grincer les ressorts pour aller se laisser choir dans le fauteuil qui me faisait face. Il y avait je ne sais quoi dans son allure qui suggérait une longue expérience des journées télé affalé dans un canapé, pop-corn dans une main et canette de bière dans l’autre. Pour appuyer ses effets, il a fait mine de faire craquer ses articulations – mais sans produire aucun son puisqu’il n’en avait plus, matériellement parlant.
– Alors maintenant tu vas me demander de te parler du Vieux Briggs, hein ? Je suppose que t’es en droit d’entendre l’histoire. Après tout, c’est toi qui viens de t’enfiler la poudre qu’on lui destinait. C’est le frère de mon père, Lincoln Briggs, mais Garvey l’a toujours appelé le Vieux Briggs. Avec mon père, ils ne se sont pas parlé depuis au moins dix ans. Bref, le Vieux Briggs habite une maison au Texas qui appartenait à mon père. Très grande classe, la baraque, à se demander comment un truc pareil a pu atterrir dans la famille. Jusqu’au jour où mon père l’a perdue aux cartes avec la moitié de sa fortune et c’est le Vieux qui a tout raflé. Ne me demande pas comment il a pu en arriver là – les emmerdes, c’est de famille. C’est quand même une sacrée brochette de tordus, les Briggs. Je crois que mon père et le Vieux s’étaient disputés pour une bonne femme quand ils étaient jeunes, et tout avait dégénéré...
– Et quel rapport avec moi ? l’ai-je interrompu.
Jeremy Briggs a balayé ma question d’un geste de son bras incomplet – sa main gauche était trop occupée à jouer au tire-bouchon avec un coin de son t-shirt.
– Un peu de patience, laisse-moi finir. Ne va pas te plaindre que tu ne piges plus rien si tu m’interromps toutes les cinq minutes. Donc Garvey décide qu’il est grand temps de donner une bonne leçon au Vieux Briggs et de récupérer nos biens. Quand j’ai cassé ma pipe y a deux mois, il y a vu une occasion de première. C’était un malin, mon frère. Un tordu comme tout le monde dans la famille, mais un sacré malin. Comme il s’y connaissait un peu en vaudou, il a cherché dans ses livres comment fabriquer la poudre blanche qu’il transportait dans la boîte. Il s’est servi de mes os, de mes cendres, et d’autres trucs qui me sont sortis de l’esprit – moi, le vaudou, hein... En gros, l’idée, c’était d’aller au Texas rendre une petite visite au vioque et de lui foutre la trouille de sa vie jusqu’à ce qu’il nous rende le fric et la baraque. Je ne sais pas trop comment Garvey comptait s’y prendre, mais il savait sûrement ce qu’il faisait. C’était un malin, mon frère. De toute façon, ça doit être écrit dans les livres.
Pour éviter de le regarder en face (et de voir les motifs de son t-shirt se mêler à ceux du fauteuil par transparence), j’ai ouvert au hasard le premier livre de la pile. Une carte postale de New York qui devait dater de l’an quarante servait de marque-page. J’ai feuilleté plusieurs chapitres : comment fabriquer une poupée vaudou, comment tracer un vèvè – le tout accompagné de symboles compliqués à base de croix, de courbes et de droites. Tout à la fin du livre, une pub proposait de commander par correspondance un kit pour fabriquer ses propres poupées vaudou, avec une adresse à la Nouvelle-Orléans. Depuis quand trouve-t-on des manuels de sorcellerie en livre de poche ?
Dès le départ, j’avais conçu une vague idée de ce que Briggs allait me demander. A chaque nouvelle page, chaque nouveau symbole, l’idée se précisait. Nathan Gelb, tracer des signes vaudou – moi qui n’étais même pas foutu de dessiner un cercle avec un compas sur les bancs de l’école...
– Et alors ? fut ma seule question.
– Ben l’équation est très simple. Y a la boîte sur le tapis qui contient mes os, y a nous deux coincés dans cette chambre, et le Vieux Briggs qui nous attend dans la baraque de mon père au Texas.
Et voilà. J’aurais dû m’en douter. Parlez d’une soirée pourrie.
– C’est hors de question.
– Allez, quoi, ce n’est quand même pas le bout du monde. Tu crois que ça m’éclate, moi, de rester planté ici sans pouvoir me tirer ? Deux mois que j’ai passé l’arme à gauche et je m’ennuie déjà comme un rat mort. J’ai juste envie de m’amuser un peu, d’aller foutre la trouille au Vieux Briggs. Pas la plus mauvaise façon d’occuper mes prochaines années. Avec un peu de bol, il mettra plusieurs mois avant de claquer d’une crise cardiaque. A tout prendre, je préfère hanter une grande baraque comme la sienne au Texas plutôt qu’une chambre avec du papier peint jaune et marron et même pas une vue digne de ce nom.
– Hors de question.
– Y aura pas grand-chose à faire : répandre un peu de poudre autour de la maison, tracer deux ou trois signes, réciter quelques incantations, et en moins de deux tu seras de retour.
– J’ai dit : hors de question. Je dois me marier dans quelques jours, je te signale. Ma femme arrive mercredi.
– Félicitations. Elle s’appelle comment ?
– Hors de question que j’aille au Texas. J’ai payé cette chambre pour une semaine, Gemma et tous les autres arrivent mercredi, et...
– Pas la peine de le prendre comme ça, a soupiré Briggs. Je te rappelle que ma main et mon oreille ont fini dans tes narines tout à l’heure. J’estime que tu me dois un petit service pour te faire pardonner de m’avoir rendu infirme. C’est pas compliqué : il suffit de lire le manuel.
J’ai cherché du regard un projectile à lui balancer, mais à quoi bon viser un fantôme ? J’aurais l’air fin si mon arme improvisée lui passait à travers le corps. Si Garvey Briggs était si malin, pourquoi ne m’avait-il pas laissé d’instructions pour me débarrasser de son frangin ?
– D’accord, d’accord, fais ce que tu veux, je m’en balance. Mais je te préviens, je ne pourrais pas partir d’ici même si je le voulais. Je suis sûr que – c’est comment son nom – je suis sûr que Gemma va adorer toute cette histoire. Surtout de voir son mari s’engueuler avec l’Homme Invisible à longueur de journée. Et je ne te parle pas de votre nuit de noces. Hein que ça va te plaire, de me voir planté à côté de ton lit toute la nuit à faire des grimaces dans le dos de ta femme ?
– Tu ne ferais pas ça.
– Et comment que je le ferais. C’est à ça que servent les fantômes. Et tu n’as pas idée de ce qu’un fantôme qui s’ennuie est capable d’inventer pour se distraire. Ah oui, juste un détail : je n’ai encore jamais hanté personne, et les petits nouveaux comme moi ne connaissent pas l’étendue exacte de leurs pouvoirs. C’est ça, le plus marrant.
J’ai regardé son large sourire idiot qui découvrait le cimetière de ses dents.
J’ai regardé la pile de livres de poche et songé que l’illustrateur méritait la peine capitale pour crime esthétique. Même pas foutu de bien dessiner des tentacules.
J’ai regardé ma valise encore intacte contre le mur, les couleurs délavées du papier peint, les croûtes accrochées au mur dans des cadres bon marché, les motifs du fauteuil à travers le t-shirt de Briggs.
Et je n’ai rien trouvé à répondre.
C’est incroyable, tout ce qu’un homme est prêt à accepter pour éviter de foutre en l’air sa nuit de noces.