Philippe Ward

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PRORATA TEMPORIS

Publications : Les vagabonds des rêves 2  (Oxalis Editions)  Mai 2001

 

Je t’attends. Tu viendras, je le sais. Je suis patient, c’est dans ma nature. Tu arriveras jusqu’à moi : je représente tout pour toi. Je t’ai piégé. Tu ne m’échapperas plus. Tu crois que tu peux t’en tirer. Aucune chance, tu es comme tous les autres. Tous trouvent des excuses pour retarder l’échéance. Je t’ai emprisonné sans que tu t’en rendes compte. Simple question de jours, d’heures, de minutes, de secondes.

Tu m’appartiens.

A cet instant, tu crois t’être défait de moi. Tu vis dans ton coin, à ton rythme, serein et confiant dans l’avenir. Cela ne durera pas. Une illusion que je te donne. Tu as besoin de moi. Tu le sais même si tu ne veux pas encore le reconnaître. Tu viendras réclamer mon aide. Je t’offre un cadeau qu’on ne refuse pas, un présent que l’on accepte les yeux fermés. La première fois, tu l’as pris sans poser de questions, heureux. Mais aujourd’hui il a un prix. Car je ne suis pas altruiste.

Tiens cela me rappelle mon dernier client, le publicitaire Raphaël Néros. Un fidèle parmi les fidèles. Il a compris le système. Il ne rechigne jamais à payer. Chaque fois il obtient ce qu’il réclame. Peu importe le tarif. Et avant lui j’avais résolu le problème de Peter Cosnill. Un journaliste de CNN. Je le revois souvent. Je travaille également dans l’international. Race, religion, couleur de peau n’ont aucune importance pour moi. Mon carnet de commande est rempli. Je refuse même des clients.

Car, je n’accepte pas n’importe qui. Je choisis mes clients. Je n’offre pas mes services au premier venu. Je ne peux pas satisfaire tout le monde. Sinon tous les hommes et toutes les femmes de cette terre voudraient traiter avec moi.

Tu vois, tu n’es pas le seul. Vous êtes nombreux sur ma liste d’attente. Je te rappelle que je n’agis pas gratuitement. Que cela soit bien clair entre nous. Tout service à un prix. Oh non ! Pas question de vendre son âme en signant de son sang un parchemin. Je vois bien là ton imagination d’écrivain. Non je ne suis pas ce genre de personnage car ma drogue est la plus puissante de toutes. Personne ne peut l’oublier. Lorsqu’ils y ont goûté, tous veulent en reprendre. Il faut dire que je vends un produit spécial. Unique même. J’ai une chance énorme : je suis le seul vendeur. Tout le monde doit passer par moi. Je ne suis qu’un intermédiaire, mais l’unique.

Tiens, je me souviens d’Angela Watkins, la célèbre actrice. Dernièrement elle n’arrivait pas à apprendre son rôle. Un rôle qui lui tenait pourtant à cœur. La vie est ainsi faite ! Avec l’âge on perd la mémoire… Le tournage allait bientôt commencer. Alors elle est venue me trouver. Je l’ai aidée. Elle a obtenu l’Oscar de la meilleure actrice avec ce film. Grâce à moi, elle est entrée définitivement dans la légende du cinéma. Et des histoires de ce genre, je pourrais t’en raconter des centaines. Des milliers même.

Ce que je vends est vraiment irremplaçable. Rien à voir avec le tabac, l’alcool, la cocaïne. Non, tout cela est bien trop vulgaire. Je suis un aristocrate, moi. Un aristocrate pervers. A côté de moi, le Diable est un enfant de chœur. Mon offre est la plus tentante qui soit. Mon commerce est florissant. Je vends dans le monde entier. La police ferme les yeux. La justice me laisse tranquille. J’ai dans ma clientèle même des magistrats et des policiers, c’est dire !

Bref, personne ne refuse ma marchandise. Car le produit que j’offre est très cher. Pourquoi ? Parce qu’il est introuvable. Et tout le monde le veut.

Ils me remercient tous car je leur sauve la vie. Grâce à moi ils assouvissent enfin leurs passions, terminent leur travail. Ils touchent du doigt le bonheur absolu. Ecrivains, musiciens, peintres, artistes, sportifs. Mais aussi chefs d’entreprise, journalistes, hommes politiques. Ce sont eux qui ont besoin de moi et qui peuvent me rembourser.

Je deviens le meilleur des rêves. Tout ce qu’ils désirent le plus, et surtout ce dont ils ont le plus besoin. Argent, sexe, pouvoir, sans moi tout cela n’existerait pas. Ou plutôt ils n’en profiteraient pas pleinement. Veux-tu d’autres exemples pour te convaincre ?

Il faut simplement oser.

Comme la première fois que Raphaël Néros est venu quémander ce bienfait. Tout timide, alors que dans son travail il se comporte en vrai tyran. Il a mis plus de dix minutes avant de me soumettre sa requête… Et encore, il balbutiait tellement que je n’ai pas compris. D’habitude, il est capable de vendre un projet en moins d’une heure à n’importe quel banquier. Après avoir testé mon produit pour la première fois il a été tellement émerveillé que je suis devenu son idole. Il n’a jamais rechigné à payer. Tous les six mois, il revient me trouver et nous concluons notre marché en moins de cinq minutes.

Et Kevin Randall… Ah, celui-là ! Oui ! Oui ! C’est bien du biologiste qui a reçu le prix Nobel il y a trois ans que je te parle. Son expérience sur le génome humain l’obsédait. D’autres équipes le talonnaient. Il voulait trouver le premier. Il avait besoin de moi. Rien qu’une fois. Encore un fidèle client qui ne peut plus s’en passer.

Car ils croient tous qu’ils n’auront plus besoin de moi. Ils m’oublient. Du moins ils essaient. Les idiots ! Personne ne peut y parvenir, vois-tu. Personne !

Le problème c’est que mon produit ne dure pas longtemps. Ensuite, il y a la descente. Puis le manque. Tous reviennent me voir un jour ou l’autre pour me demander une rallonge. Une petite. Juste pour finir. Juste une dernière fois. Je fais mine de les croire, mais je sais très bien que je les reverrai. Alors je les attends.

Ils me haïssent pour cette dépendance, mais ils n’y peuvent rien. Je deviens leur pire cauchemar. Ils me maudissent chaque jour qui passe, me vouent aux pires gémonies. Rien n’y fait. Ils ont tant besoin de moi qu’ils finissent par oublier leurs injures. Ils sont prêts à tout. Je les laisse faire. Ils me supplient, se mettent à genoux, se prosternent. Certains me menacent, avant de se rendre compte qu’ils ne peuvent rien. Alors ils pleurent, me disent qu’ils me rembourseront au centuple. Je joue les grands seigneurs. Je peux me le permettre. Et puis je l’avoue, j’aime les voir m’implorer. Tu me trouves mesquin ? Peut-être. Mais à chacun son plaisir. Le mien est là. N’oublie pas que je suis le maître du jeu. Je suis indispensable ! Et ceux qui ont cru pourvoir se passer de mes services l’ont payé cher.

Comme Alexandra Curtin. Elle avait tout : la beauté, l’argent, les relations. Et un fichu caractère. Elle refusait de s’abaisser. Elle a cru pouvoir se passer de moi. Elle voulait son indépendance. Elle n’avait plus besoin de ce que je lui proposais. Elle a tout perdu. Le suicide a été sa seule solution pour préserver cette liberté. Elle a préféré la mort à ce que je lui offrais. Un beau gâchis, je le concède. Un de mes rares échecs, heureusement.

Tu hésites, tu réfléchis, n’est-ce pas ? Tu n’as pas d’autre alternative. Je suis ta dernière aide. Personne ne peut t’apporter l’équivalent de ce que je te propose. Personne. Tu peux chercher, tu ne trouveras pas car j’ai le monopole. Tu finiras par céder. J’ai tout mon temps.

Tu es écrivain. Je les adore. Ils ont toujours besoin de moi. Beaucoup ont une autre activité que l’écriture. Un travail, une famille... Ils ne peuvent assouvir cette passion dévorante que pendant une heure ou deux, chaque jour. Alors cela devient une obsession. Il leur faut coucher les idées sur le papier ou sur l’écran. Ils doivent rendre un manuscrit, envoyer une nouvelle. Ils ont beau échafauder tous les plannings possibles, il n’y arrivent jamais. Plus ils cherchent, plus ils s’enfoncent.

Je te sens hésitant. Allez, demande… Ne sois pas timide. Tu sais comment cela se passe. Songe à tes personnages. A tout ce talent qui attend pour se manifester…

Tu vois si c’est facile de solliciter mon aide. Elle t’est déjà acquise. Tu veux terminer un roman. Il te reste les dernières corrections. Combien veux-tu ?

Si peu ? Allons, sois plus ambitieux. Demande davantage. Tu en auras besoin. Crois-moi, j’ai aidé bien d’autres auteurs avant toi. Ah, tu es plus raisonnable. Je t’accorde la quantité demandée. Tiens, tu m’es sympathique, je t’offre une rallonge, gratuite. Mais non je ne cherche pas à te pervertir. Cela me fait plaisir de t’aider.

Te sens-tu prêt ?

Tu finiras enfin ce roman qui te tient à cœur. Ce roman qui te dévore depuis trois ans. Il faut l’envoyer chez l’éditeur qui l’attend depuis si longtemps. Sinon, il annulera ton contrat parce que tu as dépassé la date limite de remise du manuscrit.

Voilà. Profites-en bien. Tu es libre d’utiliser mon cadeau comme il te plaît. Mais utilise-le pour ton roman. Tu en as besoin. Ne gaspille pas ce que je te vends.

Oui, maintenant, je vends. La première fois c’était gratuit. Pour te montrer. Tu en as bien profité. Dorénavant, il faudra payer.

Le prix ? Cela t’obsède, hein ? Non, non, je ne veux pas d’argent. Je n’en ai aucun besoin. Qu’en ferais-je ? Rien ! Je suis au-delà de ces contraintes. Mon univers n’est pas le tien. Et comme je te l’ai dit, je me moque de ton âme.

Réfléchis…Tu ne trouves pas. Pourtant c’est simple. Rappelle toi ce que je vends…. Du temps.

Je te donne une partie de mon temps pour que tu finisses enfin ce roman. Ce temps qui te manque pour les derniers chapitres. Ce temps que tu ne cesses d’implorer devant ton manuscrit.

Le prix ?

Où crois-tu que je trouve ce temps que je viens de t’offrir ? Je le prends sur la durée de ma vie. Ensuite je le récupère auprès de ceux que j’ai aidés. Je viens recouvrer leur temps avec un pourcentage. Un très gros pourcentage.

Tu as l’air surpris. Et pourtant c’est logique.

A tous, j’offre la possibilité de finir une tâche qui leur semble essentielle, de respecter une échéance. Ils veulent une heure, dix heure, cent heures ? Pas de problème, les voilà. Ils rêvaient de journées de 36 heures. Je les leur apporte. Je compresse leur temps. Ils sont les seuls à le savoir. Ils peuvent travailler l’équivalent de 48 heures en une seule nuit, et leur entourage ne s’en rend pas compte. Pratique, non ?

Tu voulais du temps ? Il est à toi. Utilise le à ta guise. Si tu en as besoin une autre fois, tu m’appelles et je serai là. Mais un jour je viendrai te réclamer le paiement. Avec intérêts.

Une de tes journées durera vingt-quatre heures mais tu n’en vivras que douze. Tu ne ’en rendras pas compte. Certains préfèrent aussi me régler la totalité de leur dette à la fin de leur vie. Et perdre un an ou deux et parfois, beaucoup plus !. A toi de choisir ton mode de remboursement. Mais le taux me favorise toujours, tu dois le savoir…

Ceux qui ne veulent pas payer ? J’ai une très bonne amie qui vient se charger d’encaisser le capital et les intérêts. J’espère que nous nous comprenons. En fait, j’ai très peu de mauvais payeurs.

Mais je reviens toujours. Je me nourris de leur temps. Pourquoi ?

Pour la meilleure raison du monde : pour être immortel. J’ai découvert un procédé unique. Je sais comment prêté mon temps aux autres. Ensuite ils me remboursent et j’accumule les heures, les minutes, les secondes pour vivre éternellement. Il me suffit de gérer ce capital temps comme un bon placement financier. Je le fais fructifier en réalisant des investissements rentables. Et bien sûr je compte bien rester l’unique détenteur de cette exclusivité… Aussi longtemps que je vivrai.

En attendant, comme on dit, laisse le temps au temps…